lundi 25 mai 2015

Grand Détour contourne les règles du post-rock et des sociétés modernes.


Alors tout d'abord, cette chronique a une histoire amère. J'avais écrit quelque chose dont j'étais particulièrement fier, au travers de quelques escapades à Paris, sur mon smartphone. Quelques corrections étaient encore à faire, et c'était postable dans la foulée, j'étais carré et fier tu vois, l'inspiration des grands jours ! Mais c'était sans compter un soir après un concert, ou je trouvais que j'avais trop de messages dans mes brouillons, et que j'en ai supprimé un qui paraissait encombrant sans en voir le contenu... Et que je réalisa en rentrant chez moi que j'avais supprimé ma chronique. Tu le connais ce sentiment de bêtise et de haine contre soi ? Ainsi, je fais appel à ma mémoire qui fonctionne aussi bien qu'un téléphone tombé dans les toilettes pour restituer mes écrits dont j'étais tellement fier. ALORS RESPECTEZ UN MINIMUM CE TRAVAIL ET LISEZ-LE AVEC ATTENTION LES PETITS GARS, AVEC MES REMERCIEMENTS.

Les messieurs qui m'ont demandé un tel effort de rédaction et de mémoire, ce sont les musiciens de chez Grand Détour. Originaires de Toulon, ce projet a été formé par des membres de Child Meadow et Bökanövsky, deux gloires discrètes de l'emo-punk et du crust français. Mais la musique que les gars composent ensemble se veut entièrement instrumentale. Ils sont arrivés dans mes oreilles avec un bien bon S/T sorti en 2013, qui montrait en quelque sorte ce que donnerait de l'emo instrumental : une musique grave, sèche et saccadée, des envolées rebelles et insolentes histoire de nous faire nous évader de ce monde en perdition, une escalade de rythmiques percutantes et lancinantes, des riffs introspectifs, tantôt discrets tantôt forts. Une formule qui a fait mouche, dont ils se sont inspirés pour composer leur premier album dont j'ai le plaisir de vous parler aujourd'hui : Tripalium. Rien qu'en jetant un œil à l'artwork réalisée par Rodrigo Almanegra (son très beau travail, engagé, aux airs de gravures est visible par ici), on peut s'apercevoir que ce disque nous fera encore réfléchir sur notre place dans notre société, bien plus qu'une simple escapade sinueuse que l'on prendra plaisir à réaliser... 

... Une machine. Une entité de travail triste, usante, vouée à la rouille et à l'ennui, comme des millions d'autres. C'est curieux, cela résume assez bien l'ouvrier moyen et sa vie, sa machine sur laquelle il usera ses forces pour un salaire bien peu valorisant. C'est plus précisément une tisseuse, l'une de celles ou des milliers d'employés tissent des centaines et des centaines de vêtements, tissant jour après jour leur paie misérable, pris en otage par les rouages d'un système qui les étouffent dans ses filets. Un tripalium, c'est un instrument de torture qu'utilisaient les Romains pour punir les esclaves rebelles, ce qui en 2015 pourrait correspondre à une classe ouvrière qui voudrait dire non à  la routine. Et cet artwork nous pose finalement cette question : À nos modestes postes, derrière nos ordinateurs, nos machines, sommes-nous tous les victimes quotidiennes d'un tripalium que nous impose les dirigeants de nos vies ? Nos télévisions, nos smartphones, nos comptes Facebook, sont-elles le tripalium de notre rêve d'une vie sociale épanouie et complète ?

La machine est lancée, de cette "Demi-chaîne" qui sonne comme les millions d'autres qui constituent les chaînes de ces vélos qui nous amènent vers notre banalité quotidienne, qui constitue les rouages de ces machines maudites qui nous vieillissent la peau et nous noircissent les mains. Un contraste entre deux visions du vide : celui que l'on veut faire, et celui on l'on sombre. L'un étant plus lumineux que l'autre. Des dissonances et des crissements viennent signaler que la machine s'emballe, se bloque, s'arrête. Sûrement la rouille qui la ronge, après tant d'efforts... Mais il n'est pas question d'abandonner son poste. "Trabajo y arrebato" : travail et colère. Retourne bosser, tu dois réparer les rouages de ta machine, et pas de temps à perdre. Le ton se fait grave et mélancolique, contrasté et résigné. Constat : travail assassin, colère en soi. Sombrer dans le vide, vouloir faire le vide. La douceur des envies d'évasions, la dureté de la rancœur, des peines physiques, de la fatigue mentale. Ce morceau, il représente tout ça à la fois.

Sans aucun doute, il faudrait se révolter pour changer les choses, pour changer la routine. Mais le titre du morceau suivant va décrire assez bien ce qui se passe en (F)rance : "Révolte en solde". On commercialise la colère en banalisant la désinvolture sur les plateaux de télévision, en l'orchestrant, marionnettisant ce qu'il nous restait de liberté, au final. Alors, se révolter oui, mais à quoi bon, quand les manifestations ressemblent plus à des fêtes de quartier sponsorisées, politisées, policées, à quoi bon quand l'on vole nos colères pour les rendre amusantes à regarder en prime-time ? Illustration de la bêtise ambiante, 3ème acte : les grondements des uns qu'on fait taire, l'insouciance d'autres qui croient pouvoir tout dire, dans des rassemblements qui ont juste un air d'entonnoir, ou tous les messages finissent à la corbeille. Le grand final nébuleux, tendu, rageur, nous rappelle qu'il ne faut pas brader nos désaccords, qu'il ne faut pas vendre nos rêves et nos colères. Pour ne pas finir "Les deux pieds dans le vide". Ce vide qui s'agrandit, où la rage se meurt, et laisse place à quelques notes qui sonnent comme un timide ruissellement quelque part dans un parc de banlieue morne, faisant écho à la pluie qui s'abat sur des carreaux qu'on imagine opaques, salis par la pollution, les gravures, la buée. Au milieu de l'averse, "L'entre deux-mers" t'aidera heureusement à respirer un peu, à te libérer. Il est encore temps de courir, de cavaler tout autant que ces paysages qui se déroulent en cascade, sur un ton qui se veut un peu plus léger et aérien, malgré la suie, les cendres, la tension, qui prennent toujours aux poumons. Avant de devoir retourner à ton poste : la vie te rattrape toujours. "Arbeit und rhythmus", travail et rythme. La cadence reprend de plus belle. Tu cours, mais pour finir le boulot à temps. Banalité, acte 6 : Retourne bosser, pas de temps à perdre, ton temps, c'est leur argent. Un rythme toujours aussi rude, mais qui au final qui se veut un peu plus enjoué, parce qu'il y'a des jours comme ça, ou on a peu de forces pour sourire, pour se donner un peu de courage, pour ne pas se laisser abattre par le quotidien, par la fatalité. Nous sommes plus forts que ça. C'est grâce à nous que cette société tient debout. Ils tiennent peut-être les fils, mais de nos mains, nous tenons l'équilibre. Le tripalium peut très bien se retourner contre eux. L'espoir, que diable !...

... Et soudain, des grincements. La machine s'enraye. Elle ne repart plus. Misère, on perd de la productivité, trop de temps perdu ! Et comment on fait pour récupérer l'argent perdu ?... Ce grincement continu, assourdissant, il s'appelle "Hayekeynes"... Derrière ce nom qui semble quelconque se cache quelque chose de plus concret : Monsieur Hayek et Monsieur Keynes étaient tout les deux des économistes, et se sont livrés une guerre idéologique tenace pendant plusieures années dans les années 1930-1940, les théories de chacun ayant été reprises à diverses étapes de la vie financière mondiale, entre la Seconde Guerre Mondiale et la crise financière de 2008, pour ne donner finalement qu'une succession d'erreurs et de dettes : les gouvernements n'ont fait au final qu'écouter aveuglément Hayek et dénigrer le message de Keynes, ayant successivement déclenché l'apogée du nazisme, les crises financières qui ont bousculé les marchés, l'appauvrissement des citoyens, les restrictions budgétaires imposées pour rembourser les dettes. Leur bêtise est en train de les mener à leur perte, une notion qu'ils utilisaient beaucoup trop dans leurs dépenses. Et c'est monsieur tout le monde qui paie les pots cassés. Mais on continue à se lever tout les matins, à partir au charbon, à se brûler les mains, à renaître de nos cendres chaque jour. En bonne maman, en bonhomme, "En bon père de famille", tel le nom de l'acte 8 : courage et détermination. Une mélodie douce, chaleureuse, comme une embrassade d'un père aimant. Un final rugueux, puissant, comme une poigne ferme d'un homme sûr de lui, les mains rougies et cicatrisées témoignant de l'acte final, celui qui résume nos existences, le dénominateur commun de l'humanité : "La pénibilité et la crasse". Ces deux éléments-clés de nos journées dans lesquels on s'embourbe toujours plus, représentés par des saccades et des nids-de-poules, comme un peu partout sur le disque. Ces cassures rythmiques, ces riffs rocailleux, cette batterie galopante et sèche, cette basse grasse, ces dissonances acerbes, ces répétitions... D'autres éléments qui construisent ensemble un schéma sonore de nos vies, qui quelquefois brillent d'un éclat timide, à l'image de ces instants de laisser-aller représentés par ces mélodies dopées au delay, ou ces érosions sonores aux allures d'instants de bravoure.

Il était une fois une révolte silencieuse, l'art de rendre le post-rock plus "punk" qu'il n'y paraît. Un peu à l'image de Godspeed You! Black Emperor, ou des parisiens de Oiseaux-Tempête. La musique instrumentale peut finalement paraître bien plus bavarde qu'elle ne le laisse croire, et c'est le cas avec cet album complexe, qui demande de l'attention, du temps, de la compréhension, avant de pouvoir en capter l'essence, et d'en voir le feu qui en résulte. Derrière tout ce côté abstrait, très philosophique, se cache une alchimie entre un math-rock légèrement jazzy, teinté du background emo des musiciens, mais un emo 15 ans d'âge, celui où la rage de vivre était vive, et qui se veut le portrait d'un monde défaillant, ou nous sommes les victimes d'une société qu'on construit et déconstruit dans nos usines et nos bureaux. Une oeuvre loin de l'onirisme et de l'insouciance habituelle de ce style de musique, qui donne toute sa personnalité à ce LP. À écouter après une dure journée, le soir, avec un café, et en réfléchissant un peu sur notre place dans cet univers, et sur ce qu'on pourrait lui apporter. Puis ne pas oublier quand même de fermer les yeux et se laisser aller.

Bisous.


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