dimanche 15 mars 2020

"The Fallen Crimson" : ENVY est de retour en 2020, que tu le veuilles ou non.



C'est un groupe à la longévité assez exceptionnelle pour un groupe de la scène screamo, qui suscite bien des débats dans sa scène "principale", celle où le groupe a pris son envol, qu'il a au minimum fortement marqué. Il faut dire qu'en presque 28 ans de carrière à ce jour (aussi vieux que moi !), même si il s'est principalement illustré dans le screamo, puis le post-rock, il a beaucoup évolué et a ainsi traversé et rassemblé autour de lui moult publics et attentes. Mais peu importe les déceptions ici et là, force est de constater que le groupe est toujours suivi de près par une fanbase fidèle, et qui se renouvelle depuis le début.

Et sur le sujet de l'évolution, le groupe ne fait pas semblant : Saviez-vous qu'à leurs tout-débuts, ENVY fût en fait nommé BLIND JUSTICE et pratiquait un mélange entre New York hardcore et youth crew ? En voici l'évidence ci-dessous, chaussez vos Air Max 80 :





Sur ce live, Tetsuya Fukagawa avait déjà changé sa manière de chanter, moins typée youth crew. Il est possible de trouver la demo tape de 1993 sur Internet, et 3 morceaux figurant sur une compile nommée Bondage Maniacs Vol.3 sur Soulseek... Du coup, j'aurais bien aimé savoir si quelqu'un dans ENVY était straight-edge à cette époque haha ! En commençant ainsi, on peut déjà se dire que leur évolution vers le screamo allait en laisser certain•e•s de marbre, même si finalement, dans les 90's, c'était commun de voir des groupes assimilés ou appartenant pleinement à la scène emo pratiquer un hardcore plutôt bas du front, ou rapide et agressif. La première transition d'ENVY a été tout d'abord été le nom en lui-même, remplaçant BLIND JUSTICE, pour illustrer cette idée de faire évoluer leur musique. Et cela s'est très vite fait ressentir sur l'intensité et l'impact émotionnel de leur musique...




Puis on connait tou•te•s la suite : une ascension fulgurante vers les cimes de la scène screamo, après avoir été influencés par UNION OF URANUS et JASEMINE entre autres, multipliant les disques coups-de-poing, jusqu'aux fabuleux All The Footprints [...] et A Dead Sinking Story. empreints de terribles maux-d'être et d'un désespoir qui saute à la gorge à la moindre seconde égrenée par ces albums. C'est après A Dead Sinking Story que le groupe a choisi d'évoluer un peu plus fort vers les contrées du post-rock qu'il avait déjà bien arpenté, preuve en est l'ambiance générale et les progressions des morceaux de A Dead Sinking Story.

Je sais que c'est parfois frustrant quand un groupe emprunte un chemin différent de celui par lequel il a commencé et qui t'a fait kiffer. Surtout quand le groupe en question a commencé par du hardcore. Mais je pense que selon les personnes et leur vécu, en tant que groupe, et/ou ce qu'elles souhaitent faire de leur vie musicale ou personnelle, faire du hardcore aussi virulent et cathartique pendant 28 ans peut s'avérer usant, de diverses manières. Voire même chiant. Alors malgré la frustration qui s'est présentée jusqu'à Recitation de ne plus entendre d'autres morceaux de screamo ou de hardcore d'une intensité rare, je n'en ai jamais voulu au groupe d'évoluer et de m'avoir emmené•e là où il souhaitait emmener leur auditoire, ils m'ont d'ailleurs appris l'existence du post-rock... Au vu du chemin musical qu'il a commencé à emprunter petit à petit, plutôt que de sombrer dans un abyme de tourments et de désespoir, il est clair que les japonais ont cherché à atteindre une forme de sérénité et de "guérison", et à les retranscrire à leur manière, quitte à parfois les habiller d'atmosphères plus sombres, de paroles tristes et de soubresauts caractéristiques de leur passé, de leurs amours éternels. Et cette plénitude apparente, jamais le groupe ne l'a lâché depuis, au détriment de certain•e•s, mais pour le bonheur de beaucoup.

ENVY a su continuellement se nourrir, et se faire grandir, de cette sérénité, qui inspire tant de belles choses (sérieux, qui ne s'est jamais projeté•e dans un film d'animation de Hayao Miyazaki en écoutant un morceau post-A Dead Sinking Story ?), allant jusqu'à s'inspirer fortement de leurs camarades de MONO sur Recitation, un disque à des années-lumière de la fureur du NYHC et des Air Max 80, une rage contenue et brillamment distillée dans une solennité et une puissance qui se libère toujours tranquillement, au gré des atmosphères et des montées d'adrénaline. C'est précisément ce qui fait la sève d'ENVY aujourd'hui. Recitation est sous-estimé dans la carrière du groupe, sûrement parce que  c'est le disque le plus calme et le plus "lent", mais préfigurait tout de même le renouveau du groupe : il osait déjà ouvertement avancer vers des terrains plus "pop", inclure des mélodies entraînantes et lumineuses et plus seulement faire du melodic hardcore (saisissez la nuance), inviter la personne qui écoute le disque à la légèreté, malgré la voix écorchée de Tetsu, qui même là n'inspire que de la force positive, du courage, de la liberté. Finalement, n'est-ce pas une fantastique raison de savourer un disque de (post-)hardcore, que de se laisser envahir ou surprendre par de la positivité ? POSI SPIRIT, HARDCORE 'TIL DEATH!

Sur Atheist's Cornea, l'avant-dernier album du groupe en date, composé dans un certain tumulte au sein du groupe, on sentait comme une synthèse de carrière mais aussi, paradoxalement, une envie d'oser davantage. Un arlequin de ce qu'à fait, fait et fera le groupe, ou chaque morceau raconte son histoire, a sa propre identité. Mais cette "synthèse", elle pouvait aussi évoquer une fin de carrière au vu du tumulte présent. Une façon de dire : "OK, on est plus aussi bien qu'avant en tant que groupe, laissons un dernier disque où l'on montre ce qu'on voulait faire et basta, on a plus rien à prouver de toute façon". Alors que bon sang, ce disque prouve tellement le contraire : il revient autant aux racines screamo du groupe, que de nous propulser vers des influences jazzy, des ballades presque indie... Et puis, on a aussi (je pense) tendance à oublier que ENVY expérimentent depuis longtemps dans leur musique, à en juger par les samples, ambiances et autres bruits collés et distillés par Tetsu, officiant également au sequencer, dans certains morceaux. Ils avaient aussi tenté de caler des sonorités électroniques sur deux morceaux figurants sur leurs splits avec JESU et THURSDAY.

Alors au final, est-ce que le groupe se trahit en sortant toujours plus de disques qui ne ressemblent pas à A Dead Sinking Story ou All The Footprints [...] ? Avec tous les éléments de leur évolution mis bout-à-bout, on peut en déduire que pas du tout. Est-ce que ce serait pas dommage que de se forcer à sortir des pâles copies de ces disques pour satisfaire la demande ? Se forcent à se replonger dans une étape difficile de leur existence (comme dit plus haut, je pense que ces différents maux sont EXTRÊMEMENT palpables sur All The Footprints [...], entre autres...) quitte à se faire du mal ? Tu écoutes un groupe, tu ne le consommes pas ;) . Et puis au pire, le retour au screamo plus virulent et rapide, le groupe se permet de le faire désormais par surprise et avec leur état d'esprit actuel, et c'est mieux comme ça. Ce retour aux sources, le groupe l'avait tout d'abord teasé en 2014, avec un morceau, "Two Isolated Souls", qui n'avait rien à voir avec ceux de Recitation, l'album sorti juste avant. Il figurait sur un site web commandé par un fournisseur d'accès internet japonais, avec des animations très sombres et géométriques racontant une histoire assez sombre puisque basée sur le manga Devilman, et illustrant des batailles entre Hommes et démons, aboutissant à la fin de notre monde (wouhou !), des animations qui illustraient plutôt bien l'univers du morceau et sa dualité entre chaos et lumière. Eh ouais, c'est pas en France qu'on verra une pub au thème apocalyptique commandée par SFR avec du DAÏTRO en fond sonore haha ! Le pire, c'est que personne avait tilté ce morceau avant qu'il ne soit officiellement annoncé par le groupe plusieurs semaines plus tard, alors que moi je le ponçais déjà avec passion... Quel bonheur ce fût de retrouver ce son ! Et alors là oui, quand tu découvres ce son, tu espères un album plein de ces cavalcades sonores, ces décharges effrénées de riffs percutants, saccadés et salvateurs... Un All The Footprints [...] 2.0 ! Mais le groupe en a évidemment décidé autrement : en effet, sur Atheist's Cornea, un disque également assez sous-estimé, on retrouve une explosion d'influences que j'étale plus haut, mais il y avait également ce ressenti de "synthèse", de dernier coup d'éclat. Et il se trouve effectivement que le groupe était alors au bord du gouffre, à en juger par le départ de Tetsu pendant un an... (un départ annoncé intentionnellement le 1er Avril, étant également au Japon le premier jour de leur nouvelle année fiscale, ce qui a induit en erreur tout le monde !). 

Et les voilà revenus de zéro, avec un nouveau line-up deluxe, qui comprend désormais parmi les nouveaux : yOshi de KILLIE, CLEANER et THIS TIME WE WILL NOT PROMISE AND FORGIVE à la guitare, Hiroki de HEAVEN IN HER ARMS à la batterie, et Yoshimitsu de 9MM PARABELLUM BULLET à la guitare, accueillant ainsi au passage une guitare de plus aux côtés de Nobukata Kawai, de nouvelles envies (bien que celle de voyager existe depuis leurs débuts), et une énergie tout aussi débordante que celle qui a fait leur renommée scénique, mais exprimée différemment, sans "folie". Et il semblerait qu'avec The Fallen Crimson, le groupe a trouvé un équilibre nouveau, solide, et qu'une alchimie se soit ainsi consolidée entre chaque membre. Les nouveaux et les anciens échangent, partagent et respectent entre eux, dixit Nobukata sur une interview donnée à Bandcamp. Et tout cela s'entend, se ressent. Bon, il faut être clair que ce n'est plus aussi spontané et brut que leur passé full DIY où tu pouvais les booker dans ta cave favorite ou ton squat local. Désormais, c'est un groupe qui remplit des salles pour 500 personnes et qui retourne le Hellfest (littéralement, les témoignages du Hellfest 2019 sont unanimes sur le fait que leur set était un des meilleurs de cette année)... Mais à mes yeux de fan éperdu•e, ils n'ont rien perdu de leur superbe et de leur passion, que ce soit sur scène ou sur disque.

The Fallen Crimson, c'est le disque de la renaissance pour ENVY, qui revenait de très loin. Mais ils ne sont pas pour autant partis d'une feuille blanche. Certains morceaux de cet album ont été composés en quelques heures... Ce qui traduit quand même vachement de spontanéité, surtout au vu du contenu des morceaux du disque ! Et aussi, que les nouvelles recrues connaissaient parfaitement le terrain, et savaient où elles mettaient les pieds. L'album commence fort avec "Statement of freedom", qui laisse entendre des sonorités de guitares qu'on avait pas entendu de leur part depuis des années, mêlant la maîtrise des anciens du groupe à la fraîcheur des "jeunes" recrues (sachant que les anciens approchent de la cinquantaine, mine de rien), le tout fonctionnant avec une alchimie flagrante et revigorante... Un morceau qui fait la part belle à leurs amours screamo, et ça fait du bien ! Et qui renvoie également vite à l'univers développé sur Atheist's Cornea... Puis juste après, arrive "Swaying leaves and scattering breath", une pièce monolithique et un torrent de lumière comme on en a désormais l'habitude avec eux, avec un chant décidément assumé et mis en avant. C'est chouette ! "Rhythm" m'a totalement surpris•e, je ne m'attendais pas du tout à entendre un morceau d'ENVY avec une voix chantée de la sorte... Mais la surprise est réussie, ça sied naturellement à l'univers radieux de cet album, et du groupe. La chanteuse qui figure sur ce morceau est Achico, qui officie principalement dans ROPES, un projet indie/folk très calme. D'ailleurs, en parlant de chant, vous entendrez souvent sur l'album des voix claires lointaines et parfois vocodées. Après une fastidieuse pêche aux infos, je peux vous confirmer qu'il s'agit de la voix de Nobukata ! D'ailleurs, j'ai pu le vérifier lors de leur live parisien du 15 Décembre 2019... Et ça fonctionne bien ! On se laisse replonger avec plaisir dans les morceaux du 7" Alnair in August qui figurent dans l'album (avec un mix différent, il me semble ?), on se fait surprendre par la rythmique punk-rock de "Fingerprint mark" (si on enlève les voix, ce morceau fait beaucoup penser aux immenses BRUTUS !), on se laisse envoûter par la légèreté de "Eternal memories and reincarnation"... "A Faint New World" possède un je-ne-sais-quoi de HEAVEN IN HER ARMS dans l'instrumentation, et une autre pièce "A step in the morning glow" clôt l'album, sonnant comme un soleil radieux dans une aube d'été...

C'est pas facile de se faire un avis sur une seule écoute. Ce disque se décortique, dans le sens où il regorge de choses nouvelles dans le son des Japonais mais qu'il faut y prêter attention, se laisser immerger. Après, si le post-rock et le ENVY post-A Dead Sinking Story vous ennuiera toujours de toute façon, bah désolé•e pour vous :'), mon avis est subjectif après tout. Mais je ne peux que vous recommander d'écouter ce disque et de le réécouter au moins une fois. Il brille de par la passion et l'envie qu'y ont mis les musiciens, des caractéristiques toujours intactes depuis le début, malgré les coups durs respectifs. Il excelle par sa volonté de faire voyager et de surprendre, sans retour en arrière forcé. Et de toute façon, je pense qu'ils ont accepté depuis longtemps le fait de faire leur propre sauce, plutôt que de se revendiquer "meneur" d'une scène.


Quelques interviews à lire :

https://daily.bandcamp.com/features/envy-the-fallen-crimson-interview

https://tigernet.no/blog/?p=5177&fbclid=IwAR3sNwSp9BbKhND15zb4-1Ujs0ujhglSZb5wwnuz3AgihvJizpIfwUgjxHg

https://fanzinotheque.centredoc.fr/doc_num.php?explnum_id=1724 , page 49

• dans le New Noise #52, Février / Mars 2020.